Les grimaces d’un vieux singe…
Ah, mes chers Anciens ! On a beau dire, on a beau faire, mais se comprendre entre Anciens de la Légion étrangère, c’est devenu plus compliqué que de se tenir debout au bar de Camerone un soir de grand vent, après l’élection de Miss Képi Blanc…
Jadis, on marchait du même pas, majestueusement, à 88 pas par minute. De nos jours, la vieillesse prenant son temps, on marche beaucoup moins vite, même si la majesté du pas est encore là. Étrangement, il semble aussi que notre cœur et nos pensées s’adaptent à cette lenteur, comme un moteur qui tourne encore, mais dont l’embrayage patine. Et surtout, on parlait la même langue : celle du respect et de la confiance.
Aujourd’hui, malheureusement, entre ceux qui voient des mythos partout, ceux qui cherchent leurs propres vérités derrière chaque parole entendue, dans la signification du moindre mot, dans la plus infime nuance de tonalité, et ceux qui ne veulent ni voir ni entendre mais causent quand même, on pourrait croire qu’il ne reste chez nous que des vétérans du disque rayé, des encyclopédies en fin de garantie, des haut-parleurs de la nostalgie ou des anciens combattants du monologue…
Le problème, pour nous les Anciens, ce n’est pas qu’on ait perdu la mémoire. Non, on se souvient très bien, même si on pratique l’art de la mémoire sélective avec maestria, surtout quand il s’agit de dire qu’avant, c’était mieux. Ce qu’on a perdu en route, c’est le réflexe de se taire pour pouvoir écouter, comprendre, percevoir que tout évolue, que tout change, et que surtout, tout va très vite. Et je ne parle pas de ceux arrivés à un certain âge pour qui écouter est un luxe qu’ils n’ont plus. Car les plus « bouchés de la feuille » ne sont pas toujours ceux qu’on croit...
S’informer, s’intéresser un peu à notre communauté via Képi Blanc (version papier ou numérique), aux infos publiées sur les sites de la Solidarité Légion, de l’I.I.L.E., de la Maison du Légionnaire, ou encore via le site de la FSALE et les pages des amicales sur les réseaux sociaux – que beaucoup trop ignorent faute de temps, ou qu’ils évitent comme on évite de marcher dedans – ne devrait pas être un effort surhumain. Pourtant, si l’on pratiquait cette saine curiosité sur la vie de notre belle Légion, avec un tout petit peu de rigueur et surtout de constance, on en apprendrait beaucoup sur ce qui s’y passe aujourd’hui, sur ce qu’elle sera peut-être demain, sur la vie de nos amicales, et sur tout ce qui gravite autour de la grenade à sept flammes.
Et c’est là, dans ce besoin de communiquer, de comprendre, de partager, que nos « jeunes » Anciens se différencient de nous, les « vieux » Anciens. Il n’y a qu’à voir la multitude de pages et de groupes Facebook pour constater que ce célèbre adage, « la nature a horreur du vide », reste une loi d’airain. Ces groupes (privés) comptent et intéressent des dizaines de milliers de membres ou de sympathisants. N’aurions-nous pas raté le train de la communication à un certain moment, trop occupés que nous étions à vérifier que nos montres étaient bien à l’heure ?
Pourquoi semble-t-il y avoir plus d’intérêt pour ce mode de communication et les informations qu’il véhicule, que pour notre bon vieux site de la Fédération, par exemple ? Est-ce le côté « vieillot » du graphisme, avec son style désuet qui ne fait pas semblant d’avoir pris la poussière, ou le peu d’intérêt pour les sujets publiés, qui agissent comme un repoussoir à « liker », pour reprendre un terme à la mode ? Il y a un peu de ça, peut-être… mais le vrai problème, je crois, c’est l’impossibilité réelle – ou perçue comme telle – de participer simplement à cette communication pour le « G.V. de base » (si vous me passez cette expression pour illustrer mon propos).
Pour écrire, diffuser, partager un article, il faut être adoubé, reconnu, être du sérail ! Dans le cas contraire, c’est comme au Muppet Show : les vieux aux balcons s’en donnent à cœur joie… Quand ce n’est pas un réflexe pavlovien de défiance, de scepticisme, de réticence envers ce nouveau venu qui ose, par sa prose – parfois maladroite, parfois hésitante, mais toujours intéressante – débattre, échanger, partager son ressenti…
Parce qu’entre nous, la méfiance a pris des proportions de paranoïa soviétique (et Poutine n’y est pour rien, soyez-en sûrs…). On soupçonne, on croise les bras, on jauge : « Lui, c’est un mytho ! Celui-là, il cache un truc… Cet autre, il a servi où déjà ? C’est quoi ton matricule légion ? C’est quoi ton numéro de brevet para ? » Et si c’était juste un frère d’armes qui voulait échanger deux mots, demander un renseignement, ou – mieux encore – proposer quelque chose de constructif, participer, se rendre utile ? Ah non, malheureux ! T’as pas ton ESS sous le bras ? Tu n’as pas ton CBC dans ta poche ? Passe ton chemin, et va jouer ailleurs !
Ces jugements à l’emporte-pièce me choquent, car ils sont contraires à ce qu’on m’a appris, jeune légionnaire. Je me souviens de cet adjudant-chef, mon ancien chef de section, un véritable seigneur respecté par tous. Un dur, un vrai, un homme qui respirait le Code d’Honneur comme d’autres, de nos jours, respirent la bêtise. Il me disait : « À la Légion, ‘courte botte’ (nous étions tous pour lui des ‘courtes bottes’), t’as pas besoin d’serment pour faire confiance. Quand t’es légionnaire, t’es légionnaire. Point. »
Aujourd’hui, si tu veux parler à un membre du Bureau, à un délégué, à un administrateur de la fédération ou à un membre d’une amicale sans qu’il te prenne pour un parvenu, un mytho ou un imposteur, il faut envoyer un courrier en recommandé avec accusé de réception, le témoignage de trois témoins t’ayant connu légionnaire, et les résultats de ton dernier examen de la prostate datant de moins de six mois…
Alors, quoi ? Aurait-on oublié, avec l’âge, qu’un Ancien légionnaire est digne de confiance par principe ? Qu’on est censés se serrer les coudes au lieu de se jauger comme des maquignons sur un marché aux bestiaux ? On veut quoi, demain ? Un formulaire d’admission pour pouvoir dire : « Bonjour, camarade ! » ? Un agrément officiel pour avoir le droit de raconter une anecdote sur notre vieille Légion ? Une accréditation de la DSPLE avant d’inviter un Ancien à prendre une bière ?
Non ! Faut revenir aux fondamentaux, mes Anciens :
Avant de causer, on écoute.
Avant de juger, on réfléchit.
Avant de dégainer un avis sur tout et n’importe quoi, on se tait et on laisse parler ceux qui ont envie de participer.
Parce qu’au bout du compte, ce n’est pas le grade, les médailles, les certificats de bonne conduite ou un ESS qui font la valeur d’un homme, mais la confiance qu’il inspire. Et un frère d’armes doit toujours, de prime abord, inspirer confiance.
Et si ces fondamentaux, on les a oubliés, alors ce n’est pas un ESS ni un CBC qu’il faut…
C’est une piqûre de rappel.
Maintenant, je dis ça…
Mais je viens de faire comme Statler et Waldorf…
Comme quoi, c’est dur de désapprendre à faire la grimace à un vieux singe.
Capitaine (e.r.) Jean-Marie DIEUZE
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